Filet

trois objets funéraires qui incarnent par leur présence ce qui est indicible et qui fait silence

"M . moires", travail en cours, atelier de Peter Briggs, 2023
"M . moires", travail en cours, atelier de Peter Briggs, 2023

Cet ensemble d’œuvres est modelé en biscuit de porcelaine de couleur blanche : une boîte de dimensions 48 x 31 x 22 cm, constituée d’un montage successif de bandes épaisses de terre posées sur une base rectangulaire ; un pot, fabriqué de la même manière, avec un couvercle plat, de diamètre 25 cm et de hauteur 20 cm ; un tirage de porcelaine obtenu à partir d’un moule de plâtre de l’empreinte du creux de ma main gauche, d’environ 8 centimètres de diamètre.

 

Les pièces doivent être exposées ensemble, de façon intuitive par rapport à l’espace.

 

Ce travail a pu s’accomplir à la suite d’une invitation du sculpteur Peter Briggs à produire une œuvre dans son atelier. 

 

 En 2023, j’atteins quarante-huit ans, l’âge de mon père au moment de sa mort. Je commence à réfléchir à ma propre mort et succession. 

Je mène des recherches sur mes ascendants, et je découvre l’absence de toute trace de l’existence d’un enfant, né prématuré et mort à l’âge d’un mois. Il n’a jamais été intégré à la famille.

Âgé de sept ans de plus, il aurait été mon oncle. Je rapproche sa disparition à ce que je sais d’un avortement vécu par ma mère, avant ma naissance.

 

Dès sa conception, M . moires se compose de trois pièces. La première est ma propre urne funéraire en porcelaine, dont la température de cuisson est la même que celle nécessaire à la crémation d’un corps. La seconde est une boîte pour donner une place dans le monde à l’enfant mort sans sépulture. Issue d’un moule du creux de ma main, la troisième est une empreinte de ce creux pour donner corps à cet être qui a occupé le ventre de ma mère avant moi. 

La terre parle du corps. Matière à la fois fluide et lourde, collante, organique, elle m’attire et me repousse. Je m’y confronte véritablement pour la première fois. Avec ses contraintes temporelles, physiques et incontournables, il faut parvenir à un équilibre. Alors elle permet la rencontre entre le sujet et la technique, processus inhérent à ma démarche, sans maîtrise technique. Découper, rouler, aplatir, ne pas malaxer. On pourrait être dans la cuisine. 

 

Parallèlement j’écris un texte pour la revue Irreverent XIV et j’interroge les femmes de ma famille sur les Bruits. J’en conclus que celle qui ne peut plus parler aujourd’hui est celle qui faisait du bruit. Par ce lien à la lignée maternelle et aux destins des femmes de ma famille, mes recherches font résonner l’histoire collective des femmes, leur aliénation et leur lutte pour s’émanciper et choisir pour elles-mêmes : le corps des femmes est politique, l’intime est politique dans un monde polarisé entre dominant et dominé. Grossesse, avortement, violences sexuelles, inceste, les sujets ne manquent pas. 

 

Ces trois pièces et ce qui les relie m’évoquent d’une manière littérale les Moires, ces trois sœurs, divinités du destin dans la mythologie grecque. Engendrées par la déesse Nyx, fille de Chaos, il y a Clotho, la Fileuse, qui tire le fil des existences, Lachésis, la Destinée, qui fixe leur contenu, et Atropos, l’Inflexible, qui provoque l’irréversible. « Ces déesses fixent des limites infranchissables. Ce mot est de la même famille que notre mot mort, qui en Grec se disait Moros, pour la mort qui est destinée à chacun. »*

Le titre provisoire Moires devient M . moires [ɛ m mwaʁ], où l’oblitération d’une lettre rend compte d’une béance dans mon récit familial et de la violence de l’effacement dans les Mémoires. 

 

Par le geste, par les strates de porcelaine qui se superposent, la forme se crée autour d’un vide et fait remonter le fond de la pensée à la surface. 

Ces objets mettent en scène le silence des mots retenus, l’impossibilité de dire la mort, de la nommer parce que l’impossibilité de penser notre propre mort fait obstacle. Au fil des générations, ce qui est indicible devient innommable puis impensable et se cristallise en nous. 

Nos morts sont nos mémoires, individuelles et collectives, personnelles et sociales. 

 

 

La mort est l’à-faire des vivants, et le silence est une affaire de bruits.

 

 

 

 

 

 

 * Pierre Judet de la Combe, Quand les Dieux rôdaient sur la Terre, podcast, France Inter, 5 novembre 2022